A Madagascar, Rose Bègue, 35 ans, a la nationalité française. Elle n’a pourtant jamais été en France.
De la France, elle ne connaît que ce qu’on lui a raconté. Elle n’y est jamais allée. Le voyage est inenvisageable avec son petit salaire d’aide ménagère de 100000 ariarys mensuels (40 euros). Et puis pour quoi faire ? Sa vie est ici, à Madagascar, avec son mari, et leurs deux enfants. Ils habitent une petite case de deux pièces, sans l’eau courante, ni l’électricité. En guise de sanitaires, un trou au fond de la cour, que les quatre familles du carré se partagent. Elle mange du riz matin, midi et soir, comme beaucoup de Malgaches, et elle parle français presque sans faute. Rose Bègue, 35 ans, est française, binationale plus exactement. Son père est français, sa mère est malgache. Mais comme dans la juridiction française, c’est le droit du sang qui prévaut, Rose et ses 6 frères et sœurs sont tous français, même si presqu’aucun d’entre aux n’a encore mis les pieds en France.
Dans la petite ville du Sud-est de Madagascar où Rose habite, il y a environ 120 binationaux. La plupart sont les enfants et petits-enfants des anciens colons français. Aujourd’hui, complètement assimilés à la population malgache, ils vivent souvent dans une grande pauvreté. On les appelle « vazaha lany mofo » (les étrangers qui n’ont plus de pain) ou les « vazaha tara sambo » (en retard pour le bateau vers la France, après l’indépendance), une façon péjorative de les différencier des expatriés européens, chinois, ou indiens, au niveau de vie bien plus élevé.
Rose se souvient de son passage à l’école française de Manakara: « c’était difficile, car au départ, je ne parlais pas français. Comme je n’avais pas beaucoup de vêtements et qu’ils étaient souvent sales, les autres se moquaient de moi ». Son père, Georges Bègue, un blond aux yeux bleus, est né et a grandi à Madagascar. Au moment de l’indépendance en 1960, ses parents, des colons isolés en brousse, ont choisi de rester sur place. Leur vie était ici, sur leur exploitation. Puis le temps à passé, les maladies ont emporté leurs zébus, les différentes crises politiques et économiques du pays ne les ont pas épargnés, les plongeant dans une grande précarité. Georges, lui, n’est allé qu’une seule fois en France, pour tenter sa chance. Mais là-bas, il se sentait comme un étranger. Il a préféré retourner sur son île natale, où sa femme et leur premier enfant l’attendaient.
Rose brandit un papier corné, jauni par le temps : « Le seul document qui prouve que je suis française, c’est ce CNF, le certificat de nationalité française. Un papier qu’il ne faut surtout pas perdre ». Ses deux filles Rosana et Hortensia, 5 et 3 ans, devraient aussi l’obtenir, droit du sang oblige. Mais pour la troisième fois en quatre ans, le Consulat de France à Tananarive lui a renvoyé son dossier. Il manque des pièces. Le certificat de nationalité française est pourtant indispensable car il permet d’obtenir des bourses d’étude. Sans celui-ci, la rentrée prochaine de ses filles à l’école française est compromise. Le salaire de Rose ne suffira pas pour honorer les frais de scolarité qui sont très élevés. Rose est découragée: « C’est un souci quotidien. Je ne comprends pas pourquoi on me refuse mon dossier. En plus, ils ne me disent jamais quelles pièces manquent ». Le consul honoraire de la ville, Lionel Theng, constate: « Quand il s’agit de binationaux, c’est toujours la lutte pour obtenir les papiers. Depuis quelques années, ils sont de plus en plus tatillons au consulat. Quand il manque un papier, ils renvoient tout le dossier, ou ils font traîner. Certains finissent par abandonner ».
Au consulat, certains dossiers sont suivis de près. « J’ai voulu un jour renouveler ma carte consulaire, et on m’a dit que je n’habitais plus Madagascar », raconte Rose. « Ils m’ont dit que j’étais mariée et que je résidais en France ». Quelqu’un lui avait volé son CNF et avait réussi à aller en France. Le cas de Rose n’est pas isolé. Certains binationaux, poussés par la misère sont même tentée de vendre un CNF inutile au quotidien. Jean-Baptiste Javel, 62 ans, lui aussi fils d’anciens colons, a été sollicité plusieurs fois : « On m’a déjà proposé près de 8000 euros pour mon CNF. C’est beaucoup d’argent, mais si je le vends, mes petits-enfants n’auront pas droit aux bourses pour l’école française ».
Pour Rose, depuis cette histoire d’usurpation d’identité, tout est devenu plus compliqué : « Je n’arrive pas à obtenir d’extrait d’acte de naissance. Ils me demandent à chaque fois de remplir des dossiers, mais c’est difficile. Je n’écris pas bien le français, et ça me coûte cher en photocopies ».
Cette galère des papiers, madame Germain, une autre française binationale, la connaît bien. A 60 ans, elle se bat pour obtenir un duplicata de son CNF, perdu dans un incendie : « Etre française, c’est appartenir à une communauté mais aujourd’hui, je me sens exclue. J’ai l’impression qu’ils ne veulent plus de nous ! C’était plus simple avant. Maintenant, tout est compliqué. On se sent un peu oubliés ».
Elise François-Dainville